Histoire du pansement
Thierry LE GUYADEC
(mise à jour : 2006)
Nous n’avons pas vocation dans cet article à être exhaustif, ne serait-ce que parce que nous laissons de côté tout un pan des médecines « traditionnelles » (chinoise, indienne…). Notre volonté est plus de distraire par quelques anecdotes le lecteur, qui, s’il le souhaite, pourra trouver de plus amples informations entre autre dans l’excellent livre de Christian Régnier : « l’Art de Panser » (1). Revenir aux sources de la médecine rend humble : vérité un jour, erreur le lendemain, on s’aperçoit que les querelles d’écoles ont de tous temps existé. Ceci sera peut être utile au soignant qui voudra éviter tout dogmatisme !
Voyager dans le monde des plaies
L’art de soigner les plaies est aussi vieux que l’humanité : « Confronté à une nature hostile, soumis à des travaux manuels dangereux, engagé dans des conflits militaires incessants, l’homme ne cessa de se blesser […] ; inhérentes au genre humain, les plaies constituent probablement le plus ancien des problèmes chirurgicaux… » (C Régnier) Savoir quoi faire et comment le faire est le résultat de millénaires d’observation, avant que cela ne devienne un “art” médical. On connaît l’exemple de grands singes qui usent de plantes à vertus médicinales, et dont l’utilisation par le reste de la troupe se fait par imitation. On peut penser qu’il en fut de même chez l’homme, qui se transmettait ensuite les recettes de génération en génération. En quelques millénaires, les progrès ont été immenses, mais en ce qui concerne les pansements, c’est à partir du 19ème siècle que les choses se sont accélérées.
Du Néolithique au 19e siècle.
Pendant l’Antiquité (jusque la chute de l’Empire Romain en 476 après JC) :
Au Néolithique : 4 à 10 000 ans avant JC, les hommes pratiquaient déjà des trépanations, suivies de survie prolongée, comme l’attestent les stigmates retrouvés sur des squelettes : en effet, certains de ces trous s’étaient rebouchés témoignant que la personne avait survécu ; ces trépanations seraient encore parfois pratiquées dans certaines tribus primitives à l’aide d’un morceau de bois durci et d’une sorte d’arc qu’on enroule à la façon d’un vilebrequin. On ne sait pas si ces trépanations avaient un but médical, ou étaient présumées évacuer les mauvais esprits. Les préparations à base de graisse et plantes étaient probablement utilisées comme aujourd’hui : « moins démunis que l’australopithèque blessé, nous cicatrisons cependant encore comme lui » (Raymond Vilain)
En Egypte ancienne (4): Un des plus anciens documents retrouvés (une tablette datant de 3000 ans) énumère une liste de recettes à base de plantes (saule, sapin…), de substances animales (lait, serpent…) à utiliser sous forme de cataplasmes sur les blessures ; des corps datant de 2500 ans avant JC ont été découverts, comportant des fractures ouvertes traitées par contention
Le “Papyrus d’Edwin Smith” (- 1500 ans) est le plus célèbre et le plus complet des « traités médicaux » égyptiens : il rapporte 48 « cas cliniques », surtout des blessures de guerre, détaillant à chaque fois la conduite de l’examen, le diagnostic, le pronostic et le traitement à mettre en œuvre. Le traitement des plaies ouvertes comporte ainsi : réductions des fractures et luxation ; rapprochement par bandages adhésifs avec des bandelettes ou par suture ; enfin l’application de baumes à base de miel et de graisse.
Voici quelques exemples de pansements utilisés à l’époque : le premier jour, de la viande fraîche est souvent appliquée sur les plaies, pour son effet calmant mais aussi pour la croyance que la viande prélevée sur un animal fraîchement abattu était encore imprégnée de vie. Ensuite, la plaie est recouverte d’une préparation à base :
- de miel, qui possède un pouvoir antiseptique en modifiant le milieu dans lequel se développent les germes
- de graisse ou de cire d’abeilles, adoucissantes et qui évitent l’adhérence du tampon de lin sur la plaie
- de liquides (huile, vin, lait, eau) qui servent d’excipients
- de fibres végétales absorbantes, des tampons de charpie
Le tout est maintenu par des bandelettes de lin bien serrées, qui assurent la contention des plaies béantes. Le nombre d’instruments chirurgicaux retrouvés dans les fouilles (sondes, curettes, aiguilles, bistouris…) montre la connaissance chirurgicale des égyptiens, dès le 2ème millénaire avant JC.
Vers la même époque, des documents montrent qu’en Mésopotamie, les Sumériens utilisaient aussi les « pansements occlusifs » à base de graisse et miel, et les vertus analgésiques de l’opium. A l’autre bout du monde, en Inde, un texte contemporain en Sanskrit décrit 14 types de bandages, la façon de les utiliser, de suturer et couvrir une plaie.
En Grèce : Les Grecs connaissaient sûrement les pratiques égyptiennes du traitement des plaies, qu’ils adaptèrent et améliorèrent. Il faut dire que les guerres entre cités étaient fréquentes, sources aussi d’une riche littérature qui nous permet de connaître les techniques d’époque. Ainsi, dans l’Iliade et l’Odyssée, récits attribués à Homère (9ème siècle avant JC), près de 200 héros meurent de blessures bien identifiées. 1000 ans avant JC, la précision des descriptions anatomiques indique les bonnes connaissances de l’époque : les premiers soins sont appliqués par les combattants eux mêmes ou par des médecins : on extrait le trait vulnérant, le sang est lavé à l’eau tiède, et on pose sur la plaie des plantes aux propriétés hémostatiques et calmantes… Puis vint Hippocrate (460 avant JC), considéré comme le “père fondateur de la médecine occidentale” : ses recommandations dureront plus de 2000 ans ; localement, il lave la plaie avec une éponge, applique une pièce propre de lin imbibé de vin ou de vinaigre ; il conseille l’eau de mer pour le nettoyage et lutter contre l’œdème, toutes choses encore d’actualité ! Mais il considère la suppuration des plaies comme nécessaire à leur guérison… et préconise parfois purge, saignée et diète : tout ceci restera encore trop souvent la règle jusqu’au 19ème siècle et on imagine les dégâts sur un organisme déjà affaibli.
A Rome : En médecine comme en chirurgie, les Romains s’inspirèrent des Grecs (qui s’étaient rappelons le inspirés des Egyptiens…), avant tout parce que les premiers médecins de Rome étaient des Grecs. Des instruments retrouvés et des écrits semblent montrer que certains s’étaient déjà spécialisés dans le traitement des plaies. Au premier siècle avant JC, le grand encyclopédiste romain Celse rappelle l’importance d’arrêter l’hémorragie (compression à l’eau vinaigrée ou cautérisation) et surtout de bien nettoyer la blessure des caillots de sang ; les plaies souillées étaient ensuite suturées sans être trop rapprochées et parfois recouvertes d’un mélange appelé barbarum (huile, vinaigre, aluminium, oxyde de plomb…) astringent et antiseptique. Galien (131 après JC) décrit quant à lui la ligature des vaisseaux pour arrêter les hémorragies (il était entre autres médecin des gladiateurs) ; son autorité fut absolue jusqu’au Moyen-Âge. Hélas, certaines de ses théories firent sûrement quelques ravages… En effet, d’après lui comme d’après Hippocrate d’ailleurs, le pus est non seulement une étape souvent nécessaire à la cicatrisation… mais il doit en plus être favorisé (par l’application de différentes substances dans la plaie) : c’est le "pus bonum et laudabile" (pus bon et louable). Jusqu’aux travaux de Lister au 19éme siècle, cette théorie de “guérison par suppuration” va à de rares exceptions l’emporter sur la fermeture par “première intention”.
Au Moyen-Âge (du Cinquième au quinzième siècle = Renaissance) :
L’Empire Byzantin ou Empire Romain d’Orient est l’héritier de l’Empire Romain, (il durera jusque la prise de Constantinople construite sur le site de Byzance en 1453 par les Turcs et qui deviendra Istanbul). Les pratiques sont bien sûr dans la continuité des Grecs et des Romains. On doit à Oribasius au quatrième siècle un traité colligeant toutes les connaissances médicales de l’époque, en particulier en matière de pharmacologie. Il mentionne avec précision l’origine, le mode de préparation et les propriétés des différentes drogues recensées, et rédige un livre de vulgarisation (l’Euporista) qui contenait 250 drogues faciles à se procurer.
Ainsi, avant la chute de Rome en 476, les médecins gréco-romains savent traiter différentes formes de plaies, possèdent du matériel chirurgical, des topiques et différentes formes de pansements.
A partir du Septième siècle, on note le formidable développement de la médecine et de la chirurgie Arabes, d’abord basées sur les textes anciens traduits, puis qui connaîtra ensuite ses propres célébrités comme Albucasis (11 ème siècle) ou Avicenne. Au 12ème et 13ème siècles : les croisades auront une grande influence sur la médecine occidentale par les nombreux échanges qui s’installèrent. En effet, si la plupart des auteurs pensent encore que le pus est nécessaire (ils croient que la fermeture primaire est contre-indiquée et au contraire, les plaies sont élargies avec les doigts et “méchées” avec de l’étoffe trempée dans du blanc d’œuf…), on retrouve régulièrement l’utilisation d’un mélange de blanc d’œuf, d’huile de rose, et de vin, emprunté à la médecine arabe et surtout à cette époque survient la première « rébellion » contre l’idée du 3pus bonum et laudabile3 : un vétéran des croisades, Hugh of Lucca, son élève Théodoric et un chirurgien français, Henri de Mondeville (chirurgien de Philippe le Bel), vers 1300 après JC recommandent que la plaie nettoyée (en particulier à l’eau salée) soit suturée rapidement et que des compresses soient appliquées dessus et non dans la plaie. Henri de Mondeville était un grand défenseur de la désinfection des plaies et de leur assèchement : sur les blessures propres, il versait du vin chaud et appliquer un pansement sec ; les blessures profondes étaient au contraire traitées par méchage et onguents.
Mais leurs théories meurent avec eux et les vieilles techniques continueront à être appliquées près de 500 ans !
Le Traité “Chirurgia Magna” de Guy de Chauliac (1363) représente le summum des connaissances en chirurgie médiévale : il sera reconnu comme un remarquable chirurgien jusqu’au début du vingtième siècle… où on lui reprochera d’avoir comme les anciens voulu favoriser la suppuration. Mais il expose des principes encore d’actualité : enlever les corps étrangers, rapprocher et maintenir les bords d’une plaie ou dans certains cas utiliser des drains, appliquer les pansements sur et non dans la plaie... Son traité ne sera dépassé que par les “Dix livres de chirurgie” d’Ambroise Paré, deux siècles plus tard.
La Renaissance :
Au seizième siècle, les armes à feu commencent à être utilisées à grande échelle, et rendent les plaies de guerre plus complexes… Les médecins comme Jean de Vigo pensent qu’il faut en plus combattre “l’empoisonnement” dû à la poudre par cautérisation à l’huile bouillante ou au fer rouge, utilisé aussi pour les amputations… Les malheureux blessés avaient à subir une deuxième atteinte encore plus douloureuse et délabrante que la première… Ambroise Paré (1509-1590) fut vite convaincu de la nocivité de l’huile bouillante (qu’il remplaça par un mélange de jaune d’œuf, huile de rose et térébenthine) ; il est un des premiers à ligaturer les vaisseaux lors des amputations ; il fut pour beaucoup dans l’amélioration du sort réservé aux prisonniers blessés : guidés par sa foi ("Je le pensey, Dieu le guarist"), il fut en quelque sorte le précurseur des « Conventions de Genève » ! Il fit aussi l’observation que des larves d’insectes avaient empêché la suppuration de blessures vieilles de plusieurs jours et il prépara un onguent à base de lys et larves bouillies . Grâce à lui, la conservation morale et physique des troupes devint une préoccupation des souverains. Au 17ème siècle, de plus en plus de chirurgiens s’opposent à la théorie ancestrale de la suppuration des plaies, mais surtout apparaissent les premiers travaux anatomocliniques, comme la théorie circulatoire énoncée en 1628 par Harvey. Les praticiens commencent à s’intéresser aux processus pathologiques, et la médecine cesse peu à peu d’être un art purement pragmatique et d’observation. C’est l’époque de la formation des premières académies de Paris, Londres, Vienne…
Au 18ème siècle :
Un chirurgien écossais, John Hunter, joue un rôle important dans la chirurgie moderne. Il remet en cause les vieilles méthodes de traitement, en particulier le fait d’élargir les plaies… Il s’interroge sur l’origine de la suppuration, classiquement attribuée à l’air vicié, et remarque le rôle délétère de l’exposition prolongée des plaies à l’air. Expert en dissection, ses nombreux écrits permirent de considérer la chirurgie comme une discipline médicale à part entière.
Au 19ème siècle :
Des progrès sont enfin réalisés, grâce au développement de la chirurgie militaire, en particulier pendant les guerres napoléoniennes et surtout par la découverte du rôle des germes dans les infections des plaies.
A l’inverse des chirurgiens militaires qui soignaient les blessés ramenés à l’arrière, les chirurgiens de l’Empire choisirent d’aller les secourir au plus près du champ de bataille. Pendant les Campagnes de Napoléon, les fameux barons Larrey et Percy améliorent la prise en charge des blessés en perfectionnant les techniques opératoires, imaginent les ambulances volantes, de nouveaux instruments, le rôle du triage et inventent donc ce qui sera nommé au 20ème siècle la « médecine de l’avant ». Le Baron Jean Dominique Larrey (1766-1842), par exemple, organise (5) des légions médicales avec chirurgiens, infirmiers, ambulances… particulièrement bien approvisionnées durant les belles années de l’Empire : les pansements habituellement utilisés sont composés de charpie (obtenue par effilage de vieille toile de lin ou de coton), d’étoupe (peignage des fils de lin ou de coton), de toile de lin et de bandelettes agglutinatives pour maintenir les berges des plaies. Les pansements sont imbibés de préparation visant à déterger la plaie et stimuler la cicatrisation : vin miellé, eau de vie, vinaigre camphré, baumes et onguents à base d’huile, de jaune d’oeuf, de térébenthine… Mais hélas cette abondance de bien ne dura pas ; dans les dernières campagnes, tout est bon pour remplacer la charpie : chiffons, lambeaux de chemises, mousse et feuilles sont utilisés pour leur pouvoir absorbant ; en Russie, du papier trouvé dans les archives remplace le linge et les vieux parchemins servent d’attelles! Et bien souvent, c’est l’eau “pure” de la Moselle, du Rhin, du Danube qui servira à Percy de pansement humide. Toute sa vie, Larrey fut au service des blessés et une célèbre anecdote (2) résume bien sa vie : lors de la bataille de Waterloo, Larrey ne pouvait se tenir dans son ambulance centrale et à chaque instant, on le voyait dans la mêlée, portant secours aux blessés… Wellington, qui suivait le combat, l’aperçut : « quel est cet audacieux ? » - « C’est Larrey », lui répond-on – « Allez dire de ne pas tirer de ce côté : laissons à ce brave le temps de ramasser ses blessés » et il souleva son chapeau – « Qui saluez vous ? » fit le Duc de Cambridge – « Je salue l’honneur et la loyauté qui passent »…
Le progrès majeur fut bien sûr la découverte des germes : quelques chirurgiens, comme le lyonnais Claude Pouteau en 1750, affirmaient déjà que la gangrène provenait du contact de la plaie avec des instruments ou des mains souillés, et préconisaient des mesures élémentaires d’asepsie. Mais nombre de leurs confrères combattaient ces théories croyant en l’existence de « miasmes atmosphériques »… Jusqu’au 18ème siècle, les chirurgiens travaillaient souvent avec des vêtements ordinaires, tachés de sang, sans se laver les mains ni changer d’instruments. Ce qu’on nommait alors la “pourriture d’hôpital”, en fait les infections nosocomiales, produisaient des ravages parfois supérieurs à la maladie elle-même. Puis « Vint Semmelweis, qui tuait les germes sans les voir, au milieu de chirurgiens qui tuaient les patients sans prendre garde aux germes ! » (R Vilain). En effet, en 1847, un médecin Hongrois, Semmelweis, remarque que les patients traités par des étudiants qui auparavant avaient pratiqué des dissections, avaient plus de risques d’être infectés : il astreint son équipe à une hygiène rigoureuse, ce qui fait chuter la mortalité… mais il est renvoyé de l’hôpital de Vienne pour attitude outrageante! Personne ne savait à l’époque que les maladies se transmettaient par les microbes… En 1860, Louis Pasteur découvre le premier que ce sont des micro-organismes, et non l’air, qui sont responsables de la fermentation, et qu’on peut les détruire de différentes manières. En 1865, le chirurgien britannique Joseph Lister, qui avaient déjà remarqué que les fractures ouvertes s’infectaient beaucoup plus que les fractures fermées, prend connaissance des travaux de Pasteur : il pense alors que la suppuration des plaies doit être due à ces micro-organismes. Il a l’idée d’utiliser le phénol (employé pour nettoyer les égouts) dilué, d’abord pour nettoyer les plaies, puis stériliser les mains et les instruments… Conscient de l’importance de ses travaux, il aurait dit : « j’ai sauvé plus de vie que toutes les guerres de l’humanité réunies en ont pris ». Le développement de l’antisepsie allait s’accompagner de la découverte des premiers anesthésiques et révolutionner la chirurgie. Les pansements se développent parallèlement à la généralisation de l’asepsie. « L’art délicat des soins et des pansements » devient peu à peu le domaine réservé de l’infirmière, et en 1880 presque un tiers du programme des cours est consacré à la confection des pansements (Les temps ont bien changés car les pansements ne sont quasiment plus enseignés dans le cursus infirmier…). Vers 1890, l’Assistance Publique crée même le corps des infirmières panseuses. A la fin du XIXème siècle, les pansements s’améliorent: la nécessité d’effectuer des pansements propres et stériles s’impose ; le coton et la gaze remplacent les vieux pansements…Le chirurgien Gamgee développe par exemple un “pansement antiseptique et absorbant”.
Ainsi, pendant près d’un siècle la pratique du pansement aura surtout pour but de prévenir l’infection, en faisant barrière entre la plaie et le monde extérieur, mais sans avoir vraiment de rôle dans la cicatrisation...
Le vingtième siècle
La Grande Guerre engendra des traumatismes d’une exceptionnelle gravité, confrontant chirurgiens et médecins à des plaies étendues et souillées, rendant nécessaire d’inévitables progrès chirurgicaux. Pendant la Première Guerre Mondiale, si le traitement des plaies de guerre est bien codifié (excision large des tissus nécrotiques, débridement précoce des plaies, application répétée de Dakin puis éventuellement suture secondaire), peu de chirurgiens s’intéressent à la cicatrisation : les plaies sont souvent traitées par des pansements secs, voire parfois occlusifs au coton cardé, ou antiseptiques au charbon ou alcool iodée, changés tous les 3 ou 4 jours : il s’en suit douleurs, infections, hémorragies, retard de cicatrisation… Auguste Lumière, un des inventeurs du cinématographe, sera heureusement un des pionniers de la cicatrisation moderne (6). Il applique les principes de la médecine expérimentale aux plaies ; il poursuit les travaux fondamentaux initiés par le chirurgien lyonnais Alexis Carrel et Lecomte du Noüy : il étudie des plaies expérimentales sur 44 chiens, puis sur une centaine de plaies de guerre… En 1915, Lumière met au point un pansement révolutionnaire, le fameux “Tulle Gras Lumière”, semi-occlusif, non adhérent et surtout stérile. Par ailleurs, il établit les règles d’un bon pansement : changé tous les jours au début, puis un jour sur 2, non adhérent (l’emploi du tulle gras diminue de 30% la durée de cicatrisation); stérile mais en évitant “l’emploi d’un antiseptique fort qui inhibe la régénération tissulaire, et l’abus de poudres et onguents bactériostatiques qui engendrent de l’eczéma autour de la plaie”, fermé avec un bandage stérilisé en veillant à ce que la plaie ne soit pas sujette à frottement ou traumatisme. Enfin, Auguste Lumière théorise en 1922 ses travaux dans un ouvrage (“les lois de la cicatrisation cutanée”) où il montre que la cicatrisation est un processus régulier, normalement de 1 mm/jour et le temps de cicatrisation est proportionnel à la largeur maximale...
Entre les deux guerres mondiales, la prise en charge des « gueules cassées » fait faire d’énormes progrès à la chirurgie réparatrice. Concernant les pansements, la charpie disparaît après 15 siècles de règne sans partage, remplacée par la ouate ou coton cardé… Les compresses tissées font leur apparition, sous forme de rouleaux qu’infirmières (et malades!) découpaient et pliaient eux-mêmes avant de les stériliser à l’autoclave. Des topiques se développent par dizaines, à base de vitamine A et D contenues dans l’huile de poisson, d’allantoïne, de chlorophylle... A cette époque, on utilise souvent « l’asticothérapie » (7), méthode observée de façon très ancienne et bien décrite par Ambroise Paré pendant sa campagne d’Italie, ou par D. Larrey qui l’a utilisée en Egypte par la force des choses : “toutefois ces insectes ont souvent accéléré la cicatrisation des plaies en provoquant la chute des escarres qu’ils avaient dévorés…” (5). Très utilisée pendant la première guerre mondiale, on retrouve une publication de son intérêt en milieu civil en 1931… puis elle tombe en désuétude dans les années 4O avec l’arrivée des antibiotiques. Cette méthode (the maggot therapy) revient en force depuis 10 ans dans les pays Anglo-Saxons… en particulier en cas de germes résistants aux antibiotiques! C’est bien sûr l’invention de ces derniers qui représente l’avancée thérapeutique majeure : dès 1910, Paul Ehrlich découvre le Salvarsan, premier médicament à avoir un effet antibactérien à l’origine du développement des sulfamides. Flemming découvre la pénicilline en 1929 et H. Florey et E Chain mettent au point en 1929 sa production industrielle ; elle sera très utilisée dans les blessures de guerre pendant la seconde guerre mondiale.
Mais en ce qui concerne les plaies, beaucoup pensent encore qu’elles guérissent mieux si on les laisse à l’air et qu’une croûte se forme….
Ce n’est qu à partir des années 60 qu’on commence à penser que la composition et les propriétés du pansement peuvent jouer un rôle dans la cicatrisation. En effet, jusque là, on pensait que plus la plaie était asséchée, plus la cicatrisation serait rapide, avec un risque moindre d’infection. En 1962, Winter publie ses travaux sur des modèles animaux : il crée des plaies de 2,5 cm2 par brûlures sur des cochons, qu’il répartit en 3 groupes et dont il observe les résultats de la cicatrisation à 3 jours : ceux qui ont reçu un pansement occlusif maintenant milieu humide ont une cicatrisation de plus de 90 % ; ceux dont la plaie est séchée à l’air libre : celle ci est à moitié cicatrisée alors que ceux traités par un courant d’air chaud voient leur plaie cicatrisée seulement à 18%. Ces données seront confirmées chez l’homme un an plus tard par Hinman et Maibach
Ces travaux montrant les effets bénéfiques d’un environnement humide sur la cicatrisation ont conduit les laboratoires à mettre en œuvre des recherches intensives qui ont abouti à la production des pansements modernes : dans les années 1980 sont apparus les hydrocolloïdes, d’abord utilisés dans les pansements de stomie, développés par les laboratoires Coloplast et Convatec, première révolution dans le traitement des plaies de tous types ; mais leurs inconvénients (macération, odeur…) ont fait poursuivre les recherches et développer dans les années 1990 les hydrocellulaires, souvent mieux supportés. Le marché a ensuite “explosé” avec la mise au point de pansements adaptés à toutes les situations : hydrogels pour les plaies trop sèches, alginates et hydrofibres pour les plaies trop suintantes...
En France, la prise en charge moderne et standardisée des plaies est une histoire récente : rendons hommage à un autre pionnier, Raymond Vilain (1921-1989) qui à l’hôpital Boucicaut évoquait déjà les problèmes d’écologie microbienne. La Société Française et Francophone Des Plaies et Cicatrisations est crée en 1997 par les docteurs Sylvie Meaume et Luc Téot ; elle réunit des soignants venus de multiples horizons et crée en 1998 le premier diplôme de Plaies et Cicatrisation. Elle a son congrès annuel, son journal et depuis sa création, d’autres diplômes ont vu le jour et les réseaux ville-hôpital se sont développés, créant une dynamique nouvelle.
Quelques autres pansements...
Pansements à base d’argent (8) : l’argent est utilisé per os depuis l’Antiquité dans de nombreuses affections, mais c’est au 18ème siècle que le nitrate d’argent devient une thérapeutique de choix dans les plaies et les ulcère, pour les assécher et les “tanner”. Il est encore très utilisé par les dermatologues (en particulier Alibert) au début du 20ème siècle, sous le nom de “pierre infernale”, par exemple dans le traitement des infections cutanées pour son côté antiseptique. Il tombera peu à peu en désuétude, en dehors de son effet ”antibourgeonnement”… mais on le retrouve depuis quelques années dans de nombreux pansements, pour ses qualités antiseptiques et de détersion : »simple retour aux origines, lorsque les Macédoniens recouvraient les blessures de leurs guerriers par des plats en argent » (C Régnier)
Pansements à base de charbon : la poudre de charbon était déjà utilisée au début du vingtième siècle pour ses effets antiseptiques et absorbant des odeurs et des exsudats
Les alginates : obtenus à partir d’algues brunes, ils ont été identifiés par Standford à la fin du XIXè siècle ; d’abord reconnus pour leur propriétés hémostatiques (Coalgan®), leur utilisation dans la cicatrisation est rapportée depuis 1947.
Les remèdes populaires : en 1937, Paul Romieux (9) soutient une thèse en pharmacie à la faculté de médecine de Nancy consacrée aux « vieux remèdes bretons » en recueillant les propos des guérisseurs et des malades sur l’île de Groix. Il ne fait pas de doutes que certains d’entre eux sont encore d’actualité. Les guérisseurs agissent les uns par incantation, d’autres par imposition des mains (les toucheurs de feu), d’autres enfin, généralement les femmes, par utilisation des “simples”. Ces simples (“louzou” en Basse-Bretagne) sont constituées par des tiges, des fleurs, des racines administrées en infusion, onguents, cataplasmes ; les recettes sont transmises dans les familles de guérisseurs de génération en génération ; la préparation est souvent fort longue et le secret jalousement gardé… Ces plantes sont vendues par le guérisseur ou par “un marchand d’herbes”, qui les cultive dans son jardin. En voici quelques exemples : les cataplasmes faits avec des feuilles de soucis guérissent les plaies ;le choux est très employé dans toutes sortes de pansements, abcès… un onguent au millepertuis est indiqué dans les brûlures, de même que des feuilles de laurier écrasées dans du lard fondu. Qui ne connaît pas ces remèdes de bonne femme (ou bonne “fame”? c'est-à-dire de bonne renommée) : la graisse de lard fondue et tiède soulage les brûlures, de même certaines personnes qui « ont le don » les soulagent en soufflant dessus…l’urine est souvent souveraine pour toutes sortes de plaies…La terre des cimetières, spécialement la terre recueillie sur les tombes d’individus qui ont succombé de mort violente (noyé, pendu…) est employée pour la guérison des ulcères invétérés ! On ne peut bien sûr pas quitter ce paragraphe sans citer l’importance (toujours d’actualité !) des Saints Guérisseurs (10) qui pourraient faire l’objet à eux seuls d’un article, dont chacun a sa spécialité (comme Saint Efflam qui guérit les brûlures… par flamme) et que les villages se jalousent furieusement, ni du culte des fontaines miraculeuses (dont l’origine remonte aux temps des Celtes) : là aussi, qui n’a jamais jeté une pièce dans une fontaine…
CONCLUSION
Longtemps rythmé par l’évolution des armes de guerre, le traitement des plaies fut longtemps l’apanage des médecins militaires à qui nous voulons rendre hommage à travers cet article. Heureusement, à la fin du 20ème siècle, les progrès de la médecine laissent entrevoir de nouveaux pansements qui ne seront plus seulement de simples interfaces, mais des médicaments agissant sur les mécanismes intimes de la plaie. Plus encore, l’avancée de l’ingénierie tissulaire, comme les épidermes de culture, les dermes de synthèse, voire l’utilisation de cellules souches ouvre de formidables espoirs. Gageons quand même qu’on n’en a toujours pas fini avec les querelles d’écoles !
RÉFÉRENCES
1. Christian Régnier. L’art de panser. LEN Médical Département
2. Cope Z. The treatment of wounds through the ages.. Medical history 1958, 2, 163-74.
3. Churchill E. Healing by first intention and with suppuration : studies in the history of wound healing.. Journal of the history of medicine. 1964, 193-214.
4. Bruno Halioua. La Médecine au temps des pharaons. Editions Liana Levi, Diffusion Seuil, 2002
5. Roudaut-Zagnoli A. Le Baron Jean Dominique Larrey, Chirurgien de l’Empereur et la prise en charge des plaies de guerre pendant les campagnes Napoléoniennes » Mémoire pour l’obtention du DU « plaies et cicatrisations », année universitaire 1997-1998, Université Pierre et Marie Curie (Paris VI)
6. Salazard B, Casanova D, Zuleta J, Desouches C, Magalon G. Auguste Lumière, pionnier de la cicatrisation moderne. Annales de chirurgie plastique esthétique 48 (2003) 194-9
7. Rohée-Brière A. Traitement des plaies par « l’asticothérapie » : revue de la littérature. Journal des plaies et cicatrisations 2002, n°34, 17-21.
8. Régnier C. La médecine et l’argent : petite histoire des thérapeutiques argentiques. Journal des plaies et cicatrisations 2003, n°39, 37-41
9. Romieux Paul. Les vieux remèdes bretons. Publié en 1986 aux Editions Séquences, 16140 Aigre
10. Floc’hlay - Clervoy Annie. Place et sens du culte des Saints Guérisseurs en Bretagne. Thèse pour le diplôme d’état de docteur en médecine n° 89, année 1992, Université de Bordeaux II, UFR des sciences médicales.